Note d’intention « Journal d’un serveuse de cafétéria ».

Notre compagnie se propose de créer des spectacles à la croisée de plusieurs expressions artistiques, d’interroger des destins, faire parler le corps, souvent profiter de l’aphasie possible et parfois nécessaire…
Faire sonner la langue aussi. Aller chercher la langue comme au sortir de la plume de celui qui a fait ce geste singulier de vouloir raconter une histoire, ou de témoigner. Que le corps vibrant des interprètes, avec la voix qui le traverse soit le grand passeur.
Utiliser différents médias dont l’image filmée.
Construire avec d’autres, partager… en puisant notre énergie comme nous faisons toutes et tous dans nos fêlures, nos peurs, notre juste sens du dérisoire…
Pour mettre en scène ce texte d’Élizabeth Mazev, il nous a paru intéressant de créer pour le spectateur un jeu de piste fonctionnant principalement sur la métonymie. Ce texte se compose en effet de ce que l’on pourrait appeler 21 stations au sens même qui est donné à ce mot – toute proportion gardée- à propos de la passion du Christ. La lumière et la douleur qui émanent du récit de la petite Lili gardant des proportions “simplement” humaines mais tout à fait universelles.

Pratiquement les deux tiers de ces “stations” ont pour titre et pour sujet principal un élément comestible. La forme de ces petits textes avec chacun leur titre et, à chaque fois, une sorte de chute qui vient les clore, pourrait inciter à première vue,
à donner au spectateur la représentation de ces éléments évoqués par Lili.

Nous avons choisi d’éviter au maximum cette solution par trop pléonastique. Proposer au spectateur, surtout trop systématiquement, l’image de ce dont le texte parle, brouille l’attention, frustre le spectateur de ce qu’il pourrait lui-même convoquer dans sa mémoire sensorielle par le seul fait de la fraîcheur et de la puissance d’évocation incontestables de ce texte.
Quand Lili adressera par exemple au public le petit texte consacré aux framboises, elle dira le titre et cet épisode des framboises
lui reviendra à l’esprit non pas grâce à une vraie framboise qu’elle trouverait dans les recoins du dispositif scénique, mais par un objet à travers lequel il sera possible à l’imagination du spectateur d’admettre avec amusement que là, ici et maintenant, dans la main de la comédienne qui joue Lili, cette objet est une framboise. Comme chacun d’entre nous, lorsque nous étions enfants,
nous n’avions aucun mal à prendre le premier bout de bois venu pour un sabre de grand général. Ce jeu basé sur un décalage tendre et infime peut ainsi nourrir le plaisir du spectateur tout en le faisant entrer encore mieux, s’il veut bien, en connivence avec cette célébration pudique de la mémoire du père disparu. Parfois ce seront de véritables métonymies des aliments ou éléments évoqués par Lili : la partie pour le tout. Parfois, ce sera la métonymie d’un autre objet important apparaissant dans le récit.

Il ne s’agira pas non plus de faire entrer notre travail dans le champ du minimalisme ou de l’ascétisme.
D’évidence, le texte n’y appelle pas. Au contraire, au même titre qu’il y a déjà du merveilleux dans l’acte d’un enfant qui décide
avec ses camarades qu’une châtaigne est, par exemple, un louis d’or, -“et ils le croient”-, je ferai en sorte de nourrir encore
notre spectacle de la présence du merveilleux. Ce texte nous y invite et par goût personnel, nous aimons faire honneur au public
en lui apportant, au sein de cette fête, de ce concentré de vie qu’est une représentation théâtrale, de joyeuses fulgurances que l’on ne trouve pas dans la réalité quotidienne.
Nous tenions à nous imprégner d’un autre aspect important du texte : l’évocation de la culture bulgare qui reste peu familière
aux français. Nous nous sommes mis à l’écoute de cette culture baignée de religion orthodoxe mais aussi influencée par l’islam,
ou encore par des fêtes païennnes qui assurent, comme l’explique Yvonne de Siké, Directrice du département Europe
du Laboratoire d’éthnologie du Musée de l’homme, “la communication entre les trois mondes superposés : celui des cieux,
avec la surface de la terre, siège des hommes, et au-delà, avec le monde chtonien, ses souterrains obscurs et humides habités
par les morts et les forces occultes”. Là encore, il ne fait aucun doute que le récit d’Élizabeth Mazev laisse, avec grande finesse,
un espace témoignant de la présence – dans la culture qui a nourri son père, et qu’elle ne renie pas – de ces forces du monde chtonien par lesquelles nous nous disons tous à un moment ou à un autre de notre vie – et pourtant non?… c’est ridicule…
ce n’est pas possible?… – que ce sont aussi elles qui nous meuvent.